Entrevue avec Me Marie-Claude Fournier, avocate et traductrice juridique.

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Cette avocate spécialisée en droit international a travaillé en français, en anglais et en espagnol à la frontière de différents systèmes juridiques. De retour au bercail, elle décide de mettre la pratique du droit de côté pour démarrer son entreprise de traduction juridique, tout en enseignant la traduction juridique aux étudiants de l’Université Laval.  Elle dit avoir ainsi trouvé l’équilibre entre sa passion pour les langues et sa passion pour le droit. Pour elle, la traduction juridique ne se réduit pas au vocabulaire et aux tournures de phrase; il faut certes traduire la lettre mais surtout l’esprit du texte, qui est porteur d’effets juridiques. Une entrevue que cette passionnée des mots et des langues a accordé à Jurizone. 

Jurizone : Me Fournier, vous avez eu un parcours au niveau local et à l’échelle internationale au cours de la dernière décennie. Qu’en avez-vous tiré sur le plan professionnel et sur le plan personnel ?

Me Marie-Claude Fournier : Une grande capacité d’adaptation et une ouverture d’esprit. Lorsque l’on arrive dans une nouvelle ville pour un nouveau travail dans une nouvelle langue (ce que j’ai fait en tout… quatre fois), il faut savoir s’adapter, et rapidement. J’ai pris conscience d’une notion essentielle au travail de traducteur juridique : un même concept juridique peut être très différent d’une culture juridique à une autre. Il faut demeurer sensible aux différences terminologiques, culturelles, juridiques et linguistiques qui sont omniprésentes. Concrètement, je crois que ces expériences m’ont appris à cerner rapidement les besoins de mon interlocuteur et à développer un éventail d’outils pour me permettre de me concentrer sur la tâche avec rigueur et efficacité.

Jurizone : Lorsque vous avez terminé vos études en droit il y a plus de dix 10 ans, vous êtes partie faire votre stage au Guatemala. Qu’est-ce qui explique cette expérience que vous avez voulu avoir ou recherché dès le début de votre carrière ?

Me Marie-Claude Fournier : Il s’agissait d’un stage effectué avec l’Université et non dans le cadre de mon stage du Barreau. J’avais débuté le travail sur un dossier traitant du devoir de consultation d’une communauté autochtone dans le cadre de l’exploitation d’une mine d’or au Guatemala, à l’occasion du cours Clinique internationale de défense des droits humains de l’UQÀM. Je rêvais de travailler sur le terrain.

Alors, dès que l’occasion s’est présentée d’aller compléter le travail effectué sur le terrain, au Guatemala, j’ai dit oui ! Lors de ces quatre mois, j’ai travaillé auprès d’avocats guatémaltèques, en collaboration avec des dirigeants de communautés autochtones ; j’ai recueilli des témoignages, appris à monter, à documenter et à rédiger un dossier juridique. Cette première expérience concrète m’a fait comprendre assez jeune que dans tout dossier ou tout projet, il y a toujours des zones grises et que c’est là que réside toute la force du droit, selon l’interprétation et l’usage qu’on en fait.

Jurizone : Vous avez ensuite travaillé au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et ensuite à titre d’avocate spécialiste en droits de la personne à la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme. Dites-nous en quoi consistaient exactement vos rôles et comment vous avez vécu ces expériences.

Me Marie-Claude Fournier : Ces deux emplois étaient complètement différents. Le premier à La Haye aux Pays-Bas et le second à Washington DC. Au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, je travaillais au sein d’une équipe de défense dans un procès qui concernait sept personnes accusées, entre autres, de complot en vue de commettre un génocide et des persécutions. Des questions juridiques au contenu complexe qui nécessitent une compréhension approfondie des principes de responsabilité individuelle et de droit pénal international. Ces principes n’étant pas enseignés à l’École du Barreau, j’ai rapidement dû intégrer une quantité impressionnante de nouveaux concepts juridiques.

Au sein de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, mon travail consistait principalement à analyser des plaintes alléguant des violations de droits fondamentaux commise par des États des Amériques à l’égard d’individus, souvent démunis et vivant dans des situations extrêmement précaires. Pour faire ce travail, je devais maîtriser non seulement les normes juridiques et la jurisprudence du système interaméricain pour les appliquer attentivement à chaque affaire, mais aussi la structure judiciaire et constitutionnelle de chaque État en question, puisqu’il me fallait notamment évaluer si tous les recours internes avaient d’abord été épuisés.

En plus de l’acquisition de ces notions, ce travail nécessitait beaucoup de sensibilité politique et honnêtement, j’en possédais assez peu à cette époque. J’ai eu la chance d’être bien entourée et conseillée sur cet aspect, ce qui m’a permis, avec beaucoup d’humilité et une bonne soif d’apprendre, de développer ce savoir-faire particulier.

Jurizone : Vous avez été boursière pour une maîtrise en droit international des droits humains et de la justice criminelle à l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas. En quoi consistait votre mémoire ?

Me Marie-Claude Fournier : Mon mémoire s’intitulait « Duress, Excuse or Expectations of Heroism ? Can we really excuse the commission of atrocities? » portait sur la défense de contrainte en droit pénal international. Il intégrait des notions de criminologie, de droit pénal international et de droit pénal comparé. Lors de mon passage au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, j’avais été très interpellée par l’affaire « Erdemović », dans laquelle un homme qui avait tué des dizaines de prisonniers de guerre avait invoqué la défense de contrainte, prétendant qu’on l’avait menacé d’aller rejoindre le rang des exécutés s’il ne voulait pas jouer le rôle de l’exécuteur. Le Tribunal a refusé de considérer cette défense quant à la détermination de sa culpabilité, mais l’a acceptée comme excuse dans le cadre de la détermination de sa peine; il a été condamné à seulement 5 ans de prison. J’étais intéressée à analyser comment la défense de contrainte avait été traitée au fil des ans par les juridictions internationales et nationales.

Comment juge-t-on un individu qui, placé dans des circonstances exceptionnelles, commet l’irréparable? S’il est clairement démontré qu’il aurait subi la mort, peut-on lui reprocher de ne pas avoir eu le courage de se faire exécuter? Ces questions m’ont habitée pendant des mois de recherche et de réflexion. Je me suis vite rendu compte qu’il s’agit là d’un thème qui polarise les opinions assez facilement. J’ai été captivée de constater que la question était traitée de façon radicalement différente selon les systèmes juridiques.

Jurizone : Qu’avez-vous à dire sur le sujet des droits de la personne de nos jours ?

Me Marie-Claude Fournier : Les droits de la personne nous unissent tous en tant qu’êtres humains, quelle que soit notre origine ou notre nationalité, ils ne doivent pas être garantis pour certains et aléatoires pour d’autres.

Dans tous les systèmes de droit international des droits de la personne (droit onusien, droit pénal international, droit interaméricain), le premier élément à considérer est l’épuisement des voies de recours interne; la personne qui se dit victime doit d’abord avoir donné au système de droit dans lequel elle se trouve l’occasion de régler la situation. Résumé simplement, on pourrait dire que le droit international des droits de la personne existe, au bout du compte, pour les États qui ne font pas leur travail.

En outre, sa mise en œuvre s’avère souvent complexe du point de vue juridique, territorial et juridictionnel et parfois malheureusement minée par des enjeux politiques ou économiques. Selon moi, il faut donc travailler à renforcer les institutions locales afin qu’elles croient en la nécessité de respecter et de faire respecter les droits de la personne. Nous avons de la chance de vivre au Canada! Même si certains aspects de l’application des droits humains pourront toujours être améliorés, je pense qu’il existe peu de sociétés jouissant d’une démocratie comme la nôtre et d’un respect affirmé et profond envers les droits fondamentaux de chacun.

Jurizone : Vous avez travaillé sur le terrain à l’international, notamment en Colombie, au Guatemala et en Haïti pour Avocats sans frontières. D’ailleurs, vous avez mis en place un centre de justice de proximité à Port-au-Prince. Parlez-nous un peu d’Avocats sans frontières.  

Me Marie-Claude Fournier : Avocats sans frontières Canada (ASFC) est une ONG dont la mission est de contribuer à la mise en œuvre des droits humains des personnes en situation de vulnérabilité, par le renforcement de l’accès à la justice et à la représentation juridique. Pour ce faire, ASFC compte sur des conseillers juridiques au Canada et dans ses missions à l’étranger, qui appuient des avocats locaux et des institutions locales pour, entre autres, améliorer les services d’aide juridique, soutenir la justice transitionnelle, mener des dossiers de litige stratégique de cas emblématiques, former sur le droit international, accroître la participation citoyenne et ultimement, le respect des droits humains.

ASFC organise aussi régulièrement des missions de coopération volontaire pour des avocats canadiens qui souhaitent partager leurs connaissances et leur expertise juridiques avec des avocats dans les pays où ASFC mène ses actions (Haïti, Colombie, Mali, entre autres). Les avocats qui reviennent de telles missions affirment toujours avoir appris tout autant qu’ils ont pu partager leur savoir-faire, et ils ont souvent hâte de repartir. Pour plus d’information : https://www.asfcanada.ca

Jurizone : Finalement, vous êtes revenue à vos sources en lançant un service de traduction tout en devenant Chargée de cours en Traduction juridique. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Me Marie-Claude Fournier : J’en avais assez d’être salariée et rêvais d’être à mon compte depuis un certain temps, mais je craignais que ma personnalité engagée et passionnée (trop parfois) ne me fasse perdre l’équilibre dans une carrière d’avocate à mon compte. J’ai entrepris des études supérieures en traduction par curiosité et par amour des langues, sans vraiment penser pratiquer sérieusement dans ce domaine un jour.

L’activité « traduisante » m’a vite conquise; je me suis rendue compte que traduire dans une autre langue représente certes un défi, mais que traduire en passant d’une langue à une autre dans un autre système de droit était un défi d’autant plus intéressant. Après avoir terminé mes études en traduction, l’Université Laval m’a offert un poste de chargée de cours en traduction juridique et j’ai décidé de saisir cette occasion pour me lancer entièrement en traduction juridique. Dans le cadre de ma maîtrise, j’ai suivi deux cours de gestion de microentreprises et l’aspect entrepreneurial m’allumait beaucoup aussi.

Jurizone : Vous faites de la traduction juridique anglais – français et espagnol – français. Parlez-nous un peu de ce genre de service que vous offrez ?

Me Marie-Claude Fournier : Je traduis des documents juridiques extrêmement variés (contrat de franchise, baux, documents judiciaires, ententes de confidentialité et d’exclusivité, valeurs mobilières, traités, rapports annuels, rapports d’assurances, correspondances d’affaires, etc.) pour divers clients, comme des entreprises, des avocats, des associations, des particuliers et de grandes organisations internationales.

Le métier de juriste traducteur ressemble à l’exercice du droit fusionné aux métiers de traducteur et de rédacteur. En traduction juridique, au-delà des mots, il faut d’abord analyser le texte dans toute sa profondeur et en faire une interprétation globale pour être en mesure de bien le traduire. Il n’est pas rare qu’en traduisant un contrat par exemple, je tombe sur des incohérences qui avaient échappé à l’œil du rédacteur. Bien traduire le droit est avant tout une question d’expertise personnelle et ensuite une compréhension du rythme et de la cadence des textes juridiques.

Jurizone : Les tribunaux se font parfois interpeller dans l’interprétation des lois en fonction de la langue lorsqu’il est question de régler un litige vu les différences qu’il peut y avoir dans un code de loi entre le français et l’anglais par exemple. Comment voyez-vous cette question de la langue au pays dans les dossiers juridiques ?

Me Marie-Claude Fournier : En plus d’être bilingue, il ne faut pas oublier que le Canada est plurijuridique (droit civil et common law, mais aussi droit fédéral et droits provinciaux). Cette pluralité linguistique et juridique requiert beaucoup de ressources c’est vrai, mais elle fait aussi notre richesse. Selon moi, il est essentiel que tous les citoyens aient accès à la même information, peu importe leur langue.

Le danger est de basculer dans une situation où, dans un même système juridique, les règles de droit varient d’un sujet à un autre en fonction de l’appartenance linguistique. Il faut continuer à investir ce qu’il faut pour que les lois soient traduites au moment même de leur rédaction (le principe de « co-rédaction » pour lequel le Canada est reconnu dans le monde), par des juristes-traducteurs, qui saisissent toutes les subtilités des termes méticuleusement choisis par le législateur au moment même où les lois sont conçues et adoptées. Il s’agit selon moi de questions importantes qui soulèvent des enjeux d’accès à la justice et d’équité.

Jurizone : Vous impliquez-vous en dehors de votre travail dans certaines organisations ?

Me Marie-Claude Fournier :  Je siège au conseil d’administration de l’Association canadienne des juristes-traducteurs. Cette association vise à promouvoir la traduction juridique et le statut professionnel des juristes-traducteurs au Canada, tout en s’interrogeant sur les sujets d’actualité dans le domaine et en diffusant de l’information pertinente s’y rapportant à ses membres.

Jurizone : Comment trouvez-vous l’expérience en tant que travailleuse autonome ? Quels sont les avantages et les inconvénients ?

Me Marie-Claude Fournier : J’adore être travailleur autonome. Les gens croient parfois que c’est plus tranquille, mais bien au contraire, il faut travailler très fort si l’on veut que ça roule. Solliciter des clients, faire de la promotion, faire sa comptabilité, développer sa stratégie de marché sont toutes des mesures essentielles en plus du travail en soi, qui se doit d’être impeccable, sinon pas de deuxième chance, le client ira voir ailleurs. Un inconvénient est évidemment de ne pas pouvoir prévoir la quantité de travail et le revenu correspondant à l’avance. Il faut donc assez bien vivre dans l’insécurité et se faire confiance, sinon le niveau d’anxiété peut monter assez vite. Malgré la pression importante qui accompagne le travail autonome, la liberté qui s’en suit et la fierté de bâtir son propre projet me donnent l’énergie et l’envie de continuer.

Jurizone : À quoi ressemble une journée de travail pour vous ?

Me Marie-Claude Fournier : Je partage mon temps entre la traduction, la préparation des cours que j’enseigne à l’Université, l’enseignement, la gestion de ma petite entreprise (clients, comptabilité, réseaux sociaux) et la gestion de ma petite famille. Je reste toujours à l’affût des belles occasions de travail et ou de collaboration qui pourraient surgir. De mon bureau à la maison, j’ai une magnifique vue sur le fleuve. Alors, certains instants sont aussi réservés à la rêvasserie… histoire de me reposer le cerveau quelques secondes.

(c) Jurizone, 2018.

 

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